“Un sang d’encre”, découvrez le texte gagnant du concours littéraire de Glucose toujours.
En octobre dernier, le média d’actualités Glucose toujours partageait un article sur le diabète dans la littérature jeunesse. Quelques semaines plus tard, il organisait un concours littéraire sur le thème “Littérature jeunesse et diabète connecté”. Nous republions ici le texte de la lauréate, Geneviève Pulcinelli.
Je marche au ralenti sur le ponton du port de Saint-Malo et faisant traîner mes pieds nus sur le bois rogné par le sel et les assauts des vagues, j’avance sans craindre les échardes. La ligne droite du ponton fonce vers l’horizon formant à droite et à gauche deux angles immenses qui baignent dans les premiers rayons du matin. Vêtu d’un simple tee-shirt et maillot de bain, mon sac étanche en main, je suis le seul être en mouvement dans l’immobilité de cette carte postale. Au loin la lumière bleue du soleil qui s’étire dans l’eau m’attire irrésistiblement. Parvenu à l’extrémité du ponton, je m’assois face à l’océan et laisse pendre mes jambes impatientes entre les flots et l’horizon, que je scrute, impassible comme un capitaine avant d’appareiller vers l’inconnu. Bientôt le vent se lève, venant mélanger toutes les couleurs du décor. Mon tee-shirt trop grand se met alors à faseiller et s’enroule autour de mon corps comme une voile qui attend les instructions, hésitant sur la direction à prendre.
Vu de la plage, le corps du jeune homme ressemble à un nuage retenu contre son gré.
Il est temps. Je ferme les yeux, déclenche une longue et profonde inspiration, mon buste se soulève et se redresse comme un mât. J’ouvre mes bras comme deux ailes avant de les replier et les plaquer en croix contre mon torse. Je saisis et décolle les ourlets de mon tee-shirt et c’est toute la brise marine qui s’engouffre dans cette bouche qui se gonfle comme la gorge d’un crapaud.
L’air frais fait frissonner ma peau brune et le courant électrique qui parvient jusqu’à ma volonté, balaye au loin toutes les craintes enfouies.
D’un geste vif et déterminé, Yann fait coulisser le coton blanc autour de son corps et dans un geste qui veut explorer le ciel avant la mer, l’expédie à trois mètres au-dessus de lui, comme s’il libérait une mouette enlisée dans du mazout. Quelques secondes plus tard, il sort son attirail de plongée, avale une barre chocolatée, crache dans son masque et le place sur son visage, enfile ses longues palmes, se pince le nez et sans contempler son reflet disparaît dans la Manche bleu marine.
***
Les premières brassées ondulatoires proches de la surface de l’eau exigent beaucoup d’énergie. J’envoie la gomme dans tous mes muscles pour aider la propulsion mais je dois éviter toute accélération stressante et épuisante. Passé les dix premiers mètres, à un bar de pression ce ne sera plus nécessaire de trop palmer et je pourrai glisser sans efforts vers le fond comme un sous-marin. L’effort et l’excitation me procurent une sensation de bien-être immédiat. Mes muscles gorgés de sucre et de jeunesse répondent à chacun de mes ordres, je me sens libre.
Soudain autour de moi, des bulles, un remous, une chaleur, une apparition.
Une séduisante sirène fait irruption dans mon champ de vision. Collant presque son visage au mien, elle place son nom dans une bulle : Adeline ! Puis me saisissant les mains, elle m’oblige à synchroniser nos deux nages. A présent, je fais corps avec elle, galvanisé par l’énergie de ce ballet insensé qui nous entraîne toujours plus loin. Mon corps est de plus en plus lourd, je m’enlise dans la confiance, oubliant le danger des abysses, profitant aveuglément du bonheur de cette rencontre miraculeuse.
Plus je descends, plus la fatigue et le froid viennent piquer mon sang. Je grimace, essaye de mimer des signes d’inquiétude en secouant mon corps mais Adeline me sourit et son euphorie de sirène gagne mon cœur tout entier. Elle serre encore plus fort mes mains, mon cœur s’accélère, mes pupilles se dilatent, ma pression artérielle augmente et je sens la même euphorie endormir ma conscience. Je n’ai pas peur mais je sens que quelque chose m’échappe, des bulles de ma bouche. Au loin, la silhouette d’une autre sirène émerge de l’obscurité et se rapproche de nous. Parvenue à notre niveau, elle nous barre la route et s’annonce.
– Je m’appelle LaSoline dit-elle et toi ?
– Adeline, répond ma belle plongeuse avec une certaine agressivité
– Où l’emmènes-tu ? dit LaSoline. Ne vois-tu pas qu’il n’a plus assez de force pour continuer ? C’est un être humain pas un poisson.
– Comme tu dramatises, rétorque Adeline. Il est jeune et a encore plein de réserves, il faut juste qu’il aille les chercher là où elles sont, c’est tout.
– Ne dis pas n’importe quoi, tu sais bien qu’il n’a plus assez d’énergie, il n’est pas dans son milieu ordinaire. Laisse-moi faire, je vais apaiser ses craintes et le sortir de là et tu vas me laisser faire gentiment.
LaSoline, sans attendre de réponse ni demander mon avis, m’attrape par les palmes, m’attire à elle lentement, avec douceur et une force de triton.
Adeline, malgré son entêtement, me lâche les mains sans résistance, sans chercher le conflit. Je suis étonné, cela me rassure, et je me laisse balloter comme une méduse dans les flots d’ardeur de ces deux nouvelles amies. Sans volonté je me retrouve dans les bras de LaSoline qui pose un baiser sur ma bouche. La boucle est bouclée. Elle me délivre une potion magique, je la sens parcourir tout mon corps et soulager mes tensions. Tous deux enlacés et complices nous remontons calmement vers la surface.
Une grande aspiration à l’air libre et me voilà de retour de ce beau voyage. J’émerge de mon rêve avec la vague impression d’avoir peut-être échappé à la noyade. Mon corps est lessivé, en sueur mais je suis là, bien réveillé dans mon lit d’hôpital.
***
Mon père se tient à côté de moi, ses yeux sont mouillés mais joyeux, ses lunettes tordues sur son nez, j’imagine qu’il a dû lui aussi sursauter comme une carpe à mon réveil. Après cette longue nuit océanique et fantastique, c’est lui qui prend le relais.
“Alors Yann, tu as fait un beau voyage, tu as parlé dans ton rêve”.
Je veux articuler une réponse ou plutôt une question, mais il ne m’en laisse pas le temps.
“Ne parle pas si tu as mal, on aura bien le temps quand ça aura dégonflé”.
Comment mon père peut-il savoir exactement ce qu’il faut ou ne pas faire, cela reste un mystère pour moi, mais je me tais. Une infirmière entre comme un courant d’air et d’un ton expéditif nous explique qu’à présent réveillé, si je n’ai pas mal et pas de vertige, je peux me lever et rentrer chez moi, accompagné bien sûr. Elle précise enfin que l’extraction des quatre dents de sagesse s’est bien passée, que l’ordonnance avec les antalgiques et les bains de bouche est sur la table de nuit et que je dois libérer la chambre avant dix-huit heures. Elle débite machinalement les précautions d’hygiène post-opératoire mais je ne l’écoute déjà plus. J’ai repris tous mes esprits et en repensant à mon rêve, une grosse goutte de sueur perle le long de mon cou. Je croise mon bras sur ma poitrine, porte la main à mon flanc comme on boucle sa ceinture de sécurité. Constatant que ma pompe à insuline, exceptionnellement en automatique pour l’opération, est bien arrimée à mon jean, je retombe sur le matelas et me dégonfle comme une bouée dans un interminable souffle de soulagement. Personne dans mon sommeil ne m’a dérobé ce précieux contrôleur de glycémie.
De même le patch et le cathéter sont toujours bien ventousés à mon bras, rien n’a lâché dans mon sommeil. Tout l’attirail en boucle a veillé sur ma glycémie et sur ma santé, à l’écoute de mes besoins. Mon nouveau système de contrôle glycémique m’a accompagné pendant toute la durée de cette plongée, depuis l’anesthésie du matin jusqu’au réveil et je n’ai pas eu à me préoccuper, moi ou ma famille, de gérer cet équilibre si difficile à atteindre. Cela me donnait beaucoup d’espoir pour la suite de ma vie et à présent je devais ouvrir la boucle pour apprendre à gérer le système par moi-même.
Il y a plusieurs mois, j’avais parlé à mon médecin de mon désir de faire du sport de façon intensive et ensemble on avait fait le choix d’une gestion de la glycémie par un système de boucle semi-ouverte. Je devais porter une pompe comprenant mes doses d’insuline comme un portable dans ma poche ou à la ceinture. Elle était reliée à un cathéter sous la peau du bras pour la délivrance de l’insuline en continue. La pratique d’un sport intensif pouvait générer des fluctuations importantes de glycémie surtout pour la natation et l’apnée que j’avais choisi et cela nécessitait une surveillance glycémique au plus près des besoins et des rythmes énergétiques de la journée et de la nuit.
Vivre comme tout le monde, voilà quel était mon objectif.
Mon père observant mes gestes de vérification et devinant encore une fois mes inquiétudes, me saisit la main lorsque nous quittons enfin l’hôpital et me dit :
– Yann, au fait sais-tu ce que signifie ton nom de famille ?
– Non, ça veut dire ?
– C’est un patronyme des clans des peuples d’Afrique de l’Ouest : “Koro toun Baké Djeli A Dian Ba Ga Té !”
D’après la légende, on raconte que deux frères partis à la chasse, voulant abattre un buffle que personne jusqu’ici n’avait réussi à vaincre avaient triomphé. Quand Dan Mansa Wulamba a tué le buffle, Dan Mansa Wulani composa aussitôt un chant épique pour honorer son petit frère et devant la beauté de ce chant, le frère cadet avait lâché l’expression en malinké : “Koro toun baké djéli A Dian Ba Ga Té” qui signife : “Frère, si tu étais griot, personne ne pourrait rien te refuser”. Avec le temps “Dian Ba Ga Té” s’est déformé en “Dia – Ba – Té” qui signifie “on ne peut rien te refuser ou l’irrésistible”. Cette histoire aussi déterminante pour moi que l’insulinothérapie de dernière génération qui m’évitent piqûres et oublis résonne encore dans ma tête à l’heure où je m’apprête à écrire cette lettre.
***
Monsieur le Directeur de Sorbonne-Université, section océanographie et environnements marins.
J’ai seize ans et je m’appelle Yann Diabaté. Je suis un grand rêveur, sportif et diabétique de type 1. Par ailleurs, j’ai décidé de redoubler ma première scientifique, on vient de m’extraire d’un seul coup les quatre dents de sagesse et je suis suivi depuis mes dix ans par un éminent diabétologue de Paris. Voilà, je vous ai presque tout dit sur moi et surtout presque rien, le plus important suit.
Je voudrais être océanologue.
Ne vous sentez pas obligé de me répondre. Je n’appelle aucune faveur, aucune charité. Mon projet, c’est de réaliser mon rêve et pour cela je m’y prends deux ans en avance et ne veux négliger aucune piste. Quand je ferme les yeux, dans ce rêve, c’est vous que je vois devant la première porte. J’avance vers vous, gonflé d’orgueil mais tout pétri de doutes car je sais que ce n’est encore qu’un rêve. Vous souriez mais ne m’adressez aucun regard particulier. Lorsque j’arrive à votre niveau, posant mon pied sur la même marche que vous, à cet instant où nos corps alignés ne peuvent plus se voir, l’invisible entre nos deux flancs s’épaissit et je perçois vos encouragements. La porte que vous commandez mentalement s’ouvre devant moi, l’air chaud s’active dans mon dos et me presse d’avancer. Puis, tout se disjoint, le tourbillon d’air me propulse vers le seuil de l’Université où mon futur m’attend. C’est à ce moment précis que je rouvre les yeux et je me retrouve là, assis tout seul devant cette feuille, à me faire un sang d’encre pour mon avenir.
Je ne sais pas si ce sera long, ardu, abstrait, engagé, intenable, mais je suis prêt. Je ne veux pas faire l’armée, je ne veux pas faire Sciences po, je ne veux pas faire médecine ou informatique, surtout, je ne veux pas être un grand gars costaud dont on dit qu’il est sympathique et courageux mais malade et sans avenir.
J’ai choisi de redoubler ma première car je voulais absolument rallier la filière scientifique, pensant que la réussite est question de volonté et de chance. Au premier conseil de classe de cette année, mes parents n’y sont pas allés par quatre chemins. Avec une moyenne globale de 9, ressentie 6 en raison des commentaires des profs, ils m’ont clairement annoncé que si je n’appuyais pas sur le champignon au second trimestre, fini la conduite accompagnée et les douceurs, bonjour le Bac pro en fin d’année. Moi, je ne suis pas plus opposé que ça à cette orientation professionnelle, après tout Bac pro c’est un avenir concret, puissant.
Mais voilà, j’ai ce rêve fou qui me colle à la peau : je veux être chercheur océanologue, scaphandrier, aller au fond des mers, trouver les poulpes géants, les poissons phosphorescents, étudier les algues brunes et leurs vertus, sauver les coraux. Bref, pour moi ce sera la filière scientifique ou filière moule sur le rocher, pas de troisième choix APB pour moi.
On nous a bien prévenu du stress de l’orientation, que cela allait nous chauffer le sang au cours des deux années que sont la première et la terminale mais dans mon cas cela ne se peut pas.
Cela ne se peut ou plutôt je n’y ai pas droit, en tout cas pas de la même façon que les autres. Eux peuvent se questionner sur leurs désirs, leurs moyens financiers ou comment quitter leur copine sans verser de larmes. Pour moi ces stress là, ce serait comme un événement sportif de trop, un de ceux qui vous laisse KO sans les applaudissements.
Heureusement, pour faire face au stress, j’ai deux amies particulièrement précieuses mais cyclothymiques : Adeline et LaSoline. Je ne saurai pas tout vous expliquer en détail, mais je fais de l’hyperglycémie. Mon pancréas, ce croissant fainéant, ne produit pas suffisamment d’insuline pour acheminer le glucose du sang vers les muscles et l’organisme. Heureusement ma copine LaSoline est calme et autoritaire à la fois, elle fait baisser cette glycémie afin que le glucose n’y séjourne pas assez longtemps pour empoisonner mon sang. Elle me permet de remonter en surface et de nager correctement en eaux troubles.
Mon autre copine Adeline, c’est tout le contraire. Elle est dynamique, passionnée, excessive. Ce qu’elle aime ce sont les aventures, le stress et les défis qui la stimulent. Quand je suis avec elle, ma glycémie et tension artérielle grimpent et cela m’aide à me préparer à subir toutes sortes de pressions mentales et physiques. Grâce à elle je reçois toute l’énergie dont j’ai besoin pour suivre ces études et faire de la plongée en même temps.
Si je vous parle d’elles, c’est que la première, LaSoline, croit en la médecine et la science et elle me diffuse en continue des bienfaits qui m’évitent de partir à la dérive. La seconde, la fougueuse Adeline, c’est mon adrénaline, c’est moi qui la gère mais je vous avoue que ce n’est pas facile tous les jours. Parfois même, je ne sais plus comment orienter mes efforts. Je vois mon sang noir comme de l’encre gâcher la feuille de ma vie.
Sport, effort, espoir, trop, pas assez. Tu bouges pas, tu fais de l’hyper, tu bouges trop, tu chopes l’hypo. Imaginez que vos amis d’aujourd’hui sont vos ennemis du lendemain et que vous deviez faire une colocation avec ces amis versatiles et qu’aucun dialogue ne saurait les faire changer. La conclusion à laquelle je suis arrivé, c’est qu’il faut que je les dompte et les écoute patiemment et qu’à défaut de les maîtriser, elles puissent glisser sous ma peau comme deux sirènes à mes côtés.
Depuis la sixième, j’ai eu ma dose de honte, d’insuline et d’auto-dévalorisation quotidienne et eu le temps de réfléchir. Entre cancre et malade et étudiant-océanologue, il y a un pensionnaire de trop, il faut choisir et à l’heure où je vous écris, j’ai choisi depuis longtemps.
Alors oui parfois, souvent, je me fais un sang d’encre, vous savez, comme les poulpes qui se protègent ! Mais j’ai de la chance. J’ai 16 ans et deux ans devant moi pour me préparer à être admis dans votre Université. Parce que dans mon monde, on se prépare avant de se lancer un défi, on saisit toutes les longueurs d’avance pour que ce soit équilibré et juste pour tout le monde. L’équilibre, c’est toute ma vie.
Demain, je voudrais intégrer votre école d’ingénieur et je vous donne rendez-vous dans deux ans, un bac scientifique avec mention et un premier degré de plongeur en poche.
Au fait connaissez-vous la signification de mon nom ?
“L’irrésistible”