Comment j’ai gravi le Machu Picchu en hypoglycémie
J’avais 25 ans, 8 d’expérience diabétique au compteur et une folle envie de découvrir le monde. Me voilà au Pérou, devant le fameux et majestueux Machu Picchu.
Il est 07h du matin, l’ascension commence. Nous entamons le chemin à deux et apprécions déjà les premières vues des deux premiers miradors. Mon compagnon décide de continuer l’ascension seul, il est plus en forme que moi, et il aime les challenges sportifs. Je le laisse partir et continue derrière lui. Quelques minutes plus tard, je me sens un peu bizarre…
Mon cœur bat beaucoup trop vite et je dégouline de sueur, des réactions exagérées de mon corps pour le peu d’effort que je viens de produire. Je décide de regarder ma glycémie par acquis de conscience. Et ça ne loupe pas… Je suis en hypoglycémie, à 0,60g de sucre dans le sang, avec un surplus de 4 unités d’insuline toujours actives. Je suis horrifiée. Je n’ai pas assez de sucre dans le sang pour pouvoir faire le moindre effort, je risque l’évanouissement à tout moment, et j’ai beaucoup trop d’insuline dans le corps ce qui va m’entraîner de plus en plus vers une hypoglycémie sévère. J’ouvre tout de suite mon sac à dos, j’ai englouti une banane, une tranche de pain de mie intégral et j’avale en une fraction de seconde une brique de jus de fruit. Cela devrait faire l’affaire pour me donner l’énergie suffisante pour rattraper mon copain et lui dire que je ne peux pas continuer la rando. Même si tout mon corps me dit « non », je me connais suffisamment, je reprends les marches avec ferveur dans l’idée de le retrouver rapidement.
J’essaye de garder un certain rythme de montée même si mes jambes tremblent énormément. Je rattrape certains touristes qui m’avaient dépassé et d’un coup des larmes se mettent à couler sans contrôle sur mes joues. L’épuisement émotionnel prend le dessus. Il faut dire que cela fait 7 mois et demi que je voyage… C’est-à-dire que je n’arrête pas, et que ce diabète me mène la vie dure. Certains jours je le subis, d’autres je le dépasse, mais le plus souvent, je m’en détache. Cette fois-ci s’en était trop, je ne pouvais plus lutter contre lui.
Je continue de me concentrer sur la marche comme je peux, une jambe après l’autre… Quelques minutes plus tard, je m’assois sur une pierre, je suis à bout. Essoufflée comme jamais, le visage rouge et en sueur, je pleure toujours. Un guide me voit et me dit doucement avec ses mains et sa voix rassurante « Despacito, paso a paso. ». Je reprends dans mon sac 2 tranches de pain de mie que j’avale quasiment sans mâcher, et je repars.
Je sens que mon premier re-sucrage commence à faire effet. Je monte seule pendant près d’une demi-heure. Mes jambes, je ne les sens même plus. Il n’y a plus de déséquilibre, plus de douleur, juste le mental qui porte tout mon corps et mon souffle saccadé.
Le chemin se rétrécit drastiquement. Je suis venue jusqu’ici, je pense être à plus de la moitié de l’ascension, alors je décide d’aller jusqu’au bout. Ou du moins, jusque-là où mon corps pourra m’emmener.
Je me retrouve face à un escalier très étroit gravis dans la roche, le précipice à ma gauche, et des grandes marches presque à la verticale. Les touristes ont ralenti leurs pas et une queue s’est formée. A force de suivre leur rythme, je perds de plus en plus l’équilibre. A chacune de leur pause, j’ai le vertige, je vois trouble, et je dois m’accrocher aux parois pour le contenir. Il y a encore beaucoup de dénivelé à monter et si je continue comme ça, je vais définitivement perdre l’équilibre à un moment. Je me dis : « le mouvement, c’est la vie ! », et là, poussée par un élan d’adrénaline, je prends la partie gauche de l’escalier, où personne ne se trouve, soumise au vide effrayant, et je double toutes les personnes qui étaient devant moi, jusqu’à me retrouver totalement seule au sommet de l’escalier.
Je ressens mes jambes, cela faisait un moment que je ne les sentais plus. Mais c’est mauvais signe… A chaque pas je sens une faiblesse dans les genoux, le déséquilibre revient à nouveau. Je dois me dépêcher d’arriver au sommet pour me re-sucrer. À ce moment-là, il ne me vient pas à l’esprit de me re-sucrer tout de suite, car si j’arrête d’être en mouvement je vais tomber. Je suis en mode automatique, je vois enfin le sommet, je sais que je peux y arriver.
Je suis seule pendant toute la montée finale, et le paysage s’offre à moi comme une récompense divine. Il est tellement magnifique et vaste que je me sens en totale communion avec lui. Je passe par tous les stades émotionnels : de la peur du vertige, à l’euphorie d’être arrivée jusque-là, en passant par les larmes d’épuisement, les tremblements de mon corps à bout de souffle. Je parle aux rochers auxquels je m’accroche pour me tenir debout : « Merci ! Merci d’être là ! Je vous aime, vous êtes beaux. ». Je parle à la nature, arme fatale divine, je la remercie. Je m’auto-coache pour les dernières marches, je crie à voix haute « Allez Elsa continue ! Vas-y ! Tu peux le faire ! Ne lâche rien ! ». Il n’y a que moi et la nature. C’est une sensation incroyable. Je n’en peux plus, mais l’euphorie et l’adrénaline l’emportent sur tout. Visiblement le manque de sucre dans mon cerveau me fait également délirer. Le sentiment de liberté est explosif, je suis ivre de joie. Je vois le sommet, il est tout proche à présent, et je vois des gens au loin. C’est la dernière ligne droite, j’arrive tout en haut. J’y suis ! J’y suis ! Je l’ai fait !
1900 marches, 550 mètres de dénivelé, 1h30 de montée. Je cours dans les bras de mon copain, j’éclate en sanglots de joie. Je n’en peux plus mais je suis fière, je m’assois sur un rocher pour faire mon dextro au plus vite. Je suis à 0,90g, de l’insuline est toujours active, j’ai plutôt l’impression d’être à 0.40g. C’est horrifiant et à la fois impressionnant. Je viens de gravir le Machu Picchu en partie en hypo avec moins de 1g de sucre dans le sang !! C’est pour moi un exploit. Je pleure encore et je ris, tout en mangeant mes tranches de pain intégral, le regard béat : « C’est tellement beau ici ! ». Nous sommes les rois du monde, sur une montagne au-dessus des montagnes. Le panorama est incroyable !
Le diabète ne m’avait ni empêché de faire le tour du monde, ni empêché de gravir le Machu Picchu. Je n’étais jamais allée aussi loin dans mes retranchements. Le mental avait pris le dessus sur toute ma condition physique. Sous la pluie, les jambes en miettes, le cœur soulagé, j’étais la plus chanceuse du monde.